J’ai lu ce livre rapidement, deux jours tout au plus. Mais il m’a fallu bien plus de temps pour le digérer et rédiger cet article. Ahmet Altan est romancier, journaliste et, jusqu’au 15 juillet 2016, rédacteur en chef du journal Taraf. À cette date, une tentative de putsch éclate en Turquie et des dizaines de personnes sont arrêtées arbitrairement. Ahmet Altan est lui-même condamné à perpétuité, accusé d’avoir encouragé ce mouvement. « Je ne reverrai plus le monde » est un recueil de textes qu’il a écrit du fond de sa prison. Voilà pourquoi il n’est pas simple d’écrire sur un auteur, défenseur de la liberté d’expression et enfermé à jamais.

Je ne reverrai plus le monde, l’histoire
Le premier texte raconte son arrestation. À 5h42, des coups frappent à la porte. Avant même d’ouvrir, Ahmet Altan sait. Son sac pour la prison est prêt, il a choisi une tenue confortable et a pris quelques livres. Il y a dans son attitude une sorte d’acceptation – ce terme est terrible à utiliser dans ce contexte. Mais quoiqu’il en soit, il ne résiste pas et propose même une tasse de thé au policier qui l’emmènera fermement. S’il « accepte » le sort, c’est peut-être qu’il s’y est préparé. Mais peut-on réellement « se préparer » à passer le reste de sa vie en prison ?
Ahmet Altan raconte les histoires de son nouveau quotidien. Parfois tendres, lorsqu’il regarde ses compagnons de cellule prier, alors que lui-même est athée, parfois révoltantes, lorsqu’il évoque le fait de ne pas voir la lumière du jour dans sa cellule provisoire qui accueille des corps humains entassés comme des animaux. Son procès est une blague où la défense n’a pas son mot à dire. Injuste, dégradant, écoeurant, autant de mots pour décrire un système judiciaire au service d’un pouvoir absolu…en 2020.
Comme tout le monde, la première chose que j’ai l’habitude de faire le matin étant de me regarder dans la glace, j’ai levé les yeux au-dessus du lavabo. Mon visage avait disparu. J’ai eu l’impression de me cogner la tête contre ce mur. Chacun regardait autour de lui en cherchant son image. Rien. Comme si on m’avait effacé de la vie. En regardant ce mur aveugle, j’ai soudain compris qu’un miroir, au-delà des mille et une métaphores auxquelles il sert de prétexte dans la littérature, avait une utilité concrète bien supérieure auxdites infinies métaphores ; j’ai compris ce que signifiait vraiment, pour un homme, de contempler son propre reflet.
Cet extrait m’a profondément bouleversée. On connaît la violence sous ses différentes formes les plus connues : verbale, physique, psychologique. Or ici, le « simple fait » d’ôter un miroir désuhmanise l’individu, qui ne peut plus se voir ni s’exterioriser. Tout ce qu’il voit de lui, ce sont des parties de son corps. L’individu est donc fragmenté et ne peut avoir une perception totale de son être tant qu’il ne voit pas son visage. Le risque est qu’il s’efface petit à petit, jusqu’à avoir un doute sur son existence. Ce n’est pas pour rien qu’on donne de petits miroirs aux nouveaux nés, afin qu’ils puissent voir leur reflet, appréhender leur corps et prendre conscience qu’ils en ont un. En fonction du contexte donc, un geste presqu’anodin peut être d’une violence inouïe. En retirant les miroirs, on retire aux prisonniers la conscience de leur existence.
Mon avis sur ce livre :
J’ai adoré ce livre d’une grande puissance. Ahmet Altan me touche profondément en évoquant notre liberté individuelle. Il dépeint une réalité à mille lieues de notre petit univers confortable avec pourtant une grande beauté. Il raconte simplement les choses : réflexions sur la pensée, sur la religion, sur l’Homme, sur l’écrivain ou sur la notion de courage, alignant les mots avec beaucoup de pudeur et d’humilité.
Face à cette leçon de bravoure et de grandeur d’âme, je ne peux, à mon niveau, que vous parler de ce livre et encourager les écoles à le mettre au programme afin de sensibiliser les plus jeunes. Dans l’esprit de chacun, Ahmet Altan sera ainsi, libre.
J’écris cela dans une une cellule de prison.
Mais je ne suis pas en prison.
Je suis écrivain.
Je ne suis ni là où je suis, ni là où je ne suis pas.
Vous pouvez me jeter en prison, vous ne m’enfermerez jamais.
Car comme tous les écrivains, j’ai un pouvoir magique : je passe sans encombre les murailles.