« N’avoir rien dit. Rien fait. Avoir dit oui parce qu’on ne savait pas dire non. ». Entre victime et bourreau, Chavirer pose ici la délicate question du consentement et du cautionnement.

Chavirer – Lola Lafon

Cléo a treize ans lorsqu’elle est repérée par Cathy lors d’un cours de danse. Cette recruteuse de talents l’introduit rapidement auprès de la bourse Galatée, lui faisant miroiter un avenir de strass et de paillettes. L’extirpant d’un quotidien que la jeune adolescente trouve insipide, Cathy la prend sous son aile et l’emmène de restaurants en expositions, lui offrant livres, vêtements et parfum. Sous le charme de cette nouvelle vie qu’elle découvre, Cléo s’éloigne de plus en plus du foyer sécurisant de ses parents.

« Les paillettes naissaient de ce qu’on tenait pour négligeable ; elles avaient la beauté de l’incertitude ».

Le jour de sa présentation aux jurés, la jeune fille, parée de ses nouvelles manières et de ses plus belles intentions, n’a qu’un seul objectif en tête : assurer. Mais une ombre au tableau viendra bien vite gâcher un avenir pourtant prometteur.
Devenue le bras droit de Cathy, c’est Cléo qui recrute désormais les nouveaux talents directement dans la cour de l’école. Mais lorsque la petite Betty parvient à prendre contact avec Galatée malgré son trop jeune âge, Cléo devra faire face à l’enfer de sa conscience.

Mon avis sur ce livre

« Chavirer » met en évidence un âge charnière pour toutes celles et ceux qui quittent l’enfance sans toutefois être déjà pleinement adultes. Une période de la vie où on a des envies et des rêves, où tout semble encore réalisable, car l’échec et le mal n’existent que dans d’autres réalités. Influencés et influençables, il est parfois difficile de deviner les limites du tolérable et de l’intolérable, de la découverte et de l’interdit.

Avec tact et pudeur, Lola Lafon parle d’un délicat sujet où la victime se sent aussi bourreau. Ce sentiment de culpabilité, Cléo devra vivra sa vie entière avec lui. Souffrance et solitude seront le prix d’une résilience qu’elle n’arrivera jamais à atteindre.

Par sa maîtrise du récit, l’auteure nous dévoile une femme fragmentée dont chaque protagoniste nous livre une facette. Une mise en abîme réussie et touchante sur un sujet encore parfois trop tabou aujourd’hui.

De « Chavirer », je retiens notamment ce passage sur le statut des femmes héroïnes car on en oublie parfois toutes les autres qui ne déméritent pas pour autant.

Ce ne sont que femmes « puissantes » qui se sont « débrouillées seules » pour « s’en sortir ». On les érige en icônes, ces femmes qui « ne se laissent pas faire », notre boulimie d’héroïsme est le propre d’une société de spectateurs rivés à leur siège, écrasés d’impuissance. Être fragile est devenu une insulte. Qu’adviendra-t-il des incertaines ? De celles et de ceux qui ne s’en sortent pas, ou laborieusement, sans gloire ? On finit par célébrer les mêmes valeurs que ce gouvernement que l’on conspue : la force, le pouvoir, vaincre, gagner.

Le système Galatée ne disait pas autre chose : que la meilleure gagne ! L’affaire Galatée nous tend le miroir de nos malaises : ce n’est pas ce à quoi on nous oblige qui nous détruit, mais ce à quoi nous consentons qui nous ébrèche ; ces hontes minuscules, de consentir journellement à renforcer ce qu’on dénonce : j’achète des objets dont je n’ignore pas qu’ils sont fabriqués par des esclaves, je me rends en vacances dans une dictature aux belles plages ensoleillées. Je vais à l’anniversaire d’un harceleur qui me produit. Nous sommes traversés de ces hontes, un tourbillon qui, peu à peu, nous creuse et nous vide. N’avoir rien dit. Rien fait. Avoir dit oui parce qu’on ne savait pas dire non.